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Quels verrous contre le «portail de la haine» ?
L'association antiraciste J'Accuse veut assigner seize fournisseurs d'accès qui se refusent à filtrer l'accès au site front14.
Par MARIE-JOELLE GROS ET EDOUARD LAUNET
QU: La Liberation,
Le jeudi 14 juin 2001

Les membres de J'Accuse, association de lutte contre le racisme sur l'Internet, organisaient hier une conférence de presse à Paris pour annoncer leur intention d'assigner en référé les seize grands fournisseurs d'accès français à l'Internet. Motif: ceux-ci se refusent à filtrer l'accès au site front14.org, portail hébergé aux Etats-Unis qui fédère plus de 400 sites néonazis et xénophobes (lire ci-dessous).

Mais un invité surprise s'était glissé parmi les journalistes. «Vous ne m'avez peut-être pas reconnu», a lancé aux organisateurs médusés Jean-Christophe Le Toquin, «mais je suis le délégué permanent de l'Association française des fournisseurs d'accès (AFA).» L'homme voulait s'expliquer de vive voix. Après quelques minutes d'hésitation, Marc Knobel, président de J'Accuse, et l'avocat Stéphane Lilti, ont accepté de débattre. Deux heures durant.

«Sans précédent». Marc Knobel parle de front14.org comme d'un «fait sans précédent dans l'histoire du réseau». «Nous sommes face au premier portail multiservice de la haine», constate le chercheur au Centre Simon-Wiesenthal, qui fut l'an dernier l'un des déclencheurs de l'«affaire Yahoo» (1). «Nous ne pouvons accepter un site comme celui-là dans l'espace public.» Et, s'adressant au représentant de l'AFA: «Je vous demande de couper l'accès.»

Mais Jean-Christophe Le Toquin secoue la tête. «Nous partageons à titre personnel votre révolte face à ce site», concède-t-il, avant d'ajouter que ce n'est pas le rôle des intermédiaires techniques de faire la police sur le réseau. Et l'AFA de renvoyer à une disposition du projet de loi sur la société de l'information, présentée hier (lire ci-contre): c'est au président du tribunal de grande instance qu'il reviendra de prescrire, en référé, «toutes mesures propres à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication en ligne». Ce qui revient à dire que la justice aura le pouvoir d'obliger un fournisseur à filtrer tel ou tel site. Stéphane Lilti affirme qu'en Suisse, les grandes sociétés d'accès, comme Tiscali et Swisscom, «ont accepté de bloquer le site à la demande de l'association Enfants de l'Holocauste». «Pourquoi les fournisseurs français s'y refusent-ils?», demande l'avocat. «Pouvez-vous tenir la Poste pour responsable de l'échange de revues néonazies?», tente Le Toquin.

Très vite, le débat s'enlise dans des questions techniques. On évoque le filtrage par adresse IP, c'est-à-dire en bloquant le «numéro Internet» du portail. Mais, en pratique, cela revient à se lancer dans une course-poursuite contre un site qui peut facilement changer d'adresse IP. Pour le représentant des fournisseurs d'accès, il est techniquement possible de filtrer l'accès à des forums de discussion ou à des pages personnelles, si ceux-ci sont hébergés en France. «Mais pour l'ensemble du Web, explique-t-il, cela nous obligerait à modifier l'intégralité de notre infrastructure. Faire comme Echelon (système d'espionnage américain), en utilisant des "sondes". Dès que tel terme serait détecté, l'accès serait bloqué. Mais cela nécessiterait de surveiller la totalité des abonnés, ce que nous refusons.»

Un tel filtrage serait en tout cas une première en France puisque, officiellement du moins, «les fournisseurs n'ont jamais accédé à une telle demande jusqu'à maintenant», affirme le délégué permanent de l'AFA. Le cas Yahoo était techniquement différent: il s'agissait de demander à un serveur américain de refuser les connexions des internautes français. Dans le cas du site front14, dont les exploitants ne sont pas identifiables, cette démarche n'a aucune chance d'aboutir. C'est donc sur les aiguillages français du réseau qu'il faut agir. «Il faut pousser les autorités à entamer une enquête de police sur ce site, saisir le forum des droits de l'Internet, le Parlement, le gouvernement», avance Jean-Christophe Le Toquin.

A la source. Lundi, lors du sommet franco-allemand de Fribourg, les dirigeants allemands et français ont appelé tous les Etats annoncés à «contribuer à la répression de la diffusion de la haine sur l'Internet» et ont demandé que la convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité - qui doit être finalisée la semaine prochaine - soit complétée d'un «protocole additionnel» par lequel les Etats signataires s'engageraient à «lutter efficacement contre la propagation des idées racistes et xénophobes par le biais d'Internet». C'est alors à la source même que le problème Front14 pourrait être réglé.

Les Etats-Unis, qui observent avec attention les travaux du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité, n'excluent pas de souscrire aux principes de cette convention. Mais que pèsera ce «protocole additionnel» antiraciste face aux pressions des tenants de la sacro-sainte liberté d'expression?

Persuadés, d'un côté comme de l'autre, qu'un débat public est nécessaire pour trancher l'affaire du «portail de la haine», les protagonistes se sont malgré tout quittés sans position de compromis. Les membres de J'accuse se sont cependant donné huit jours pour reconsidérer le bien-fondé de leur action en justice.

(1) Qui a abouti au retrait des objets nazis sur le service d'enchères disponible sur le site yahoo.com

Site de J'Accuse: www.chez.com/aipj/




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